Une quête pour l’intérêt public… et pour soi-même

Un texte de Samuel Lamoureux

Depuis l’automne 2016, je m’implique bénévolement dans le média hyperlocal QuartierHochelaga.com (Q-H). Au départ simple stagiaire, j’ai gravi modestement les échelons pour en devenir depuis 2017 le responsable du contenu. Q-H est un projet complètement utopique, irréaliste, mais qui survit tant bien que mal depuis cinq ans dans un univers médiatique en déclin. Q-H c’est avant tout une coopérative médiatique, la seule au Québec je crois, fondée en 2012 par une petite gang d’illuminées provenant du milieu communautaire. Média citoyen au départ, la plateforme a pris des airs professionnels depuis et a acquis, j’oserais dire, la reconnaissance des principaux acteurs, politiciens, bref sources officielles du quartier en plus de garder ses racines dans les sources citoyennes plus qu’importantes pour un quartier populaire.

« Inclusif, rassembleur, sympathique, créatif, accessible et généreux : QuartierHochelaga.com (QH) est un média local à l’image de ses résidents, citoyens et travailleurs du quartier.  Informer, mais surtout, rendre service, communiquer, aller vers les autres et s’entraider », écrit un des créateurs Jean-François Poulin en 2012. Cinq ans plus tard, nous avons 1200 articles au compteur !

Je crois qu’être bénévole pour un média local est une tâche très importante, mais en même temps très abstraite et symbolique. Notre mission est d’abord et avant tout de servir l’intérêt public, c’est-à-dire d’informer les citoyens d’un territoire délaissé par les médias traditionnels. De manière idéale, nous intervenons dans la sphère publique pour relever le débat et l’engagement citoyen. Toutefois, je me demande souvent à quel point cet idéal est réaliste, et plus précisément à quel point mes intérêts privés entrent en compte.

Pour partager cette réflexion, j’aimerais détailler ici les événements du printemps 2017 concernant notre couverture du phénomène de la gentrification (l’embourgeoisement) du quartier. Au début de l’année 2017, nous avons choisi de produire un dossier de plusieurs articles sur le phénomène de la gentrification. Nous avons même créé un bandeau que je partage ci-dessous.

Notre objectif était d’éclairer ce phénomène important, mais obscur, et surtout que nous jugions traiter comme un spectacle par les médias traditionnels. Par exemple, une vitrine brisée pouvait attirer des dizaines d’articles, mais des locataires expulsés beaucoup moins. J’ai personnellement pris l’initiative d’écrire un article sur un gros projet de condos prévu à quelques rues de chez moi. Ce complexe situé sur le terrain d’un concessionnaire automobile était gigantesque, on parlait alors de plus de 200 unités de condos. Avant d’écrire l’article, j’ai rencontré le conseiller municipal d’Hochelaga et un urbaniste. Je voulais être certain de maîtriser le sujet et les négociations autour du projet. Finalement, l’article a été publié le 15 mars 2017 et a été lu plus de 6000 fois à ce jour.

J’étais persuadé sur le coup de contribuer à un débat sain dans la sphère publique. Mais à bien y penser, j’ai de plus en plus de doutes sur ma démarche. J’ai aussi écrit sur le projet parce qu’il était près de chez moi et que je ne le désirais pas. Ce complexe allait m’affecter personnellement et j’ai transmis ce rejet dans l’article. Le titre assez « populiste » en témoigne.

Nous avions beau nous faire des discours sur l’apport important de notre dossier pour dynamiser la sphère publique, il était aussi motivé par nos intérêts privés, voire émotifs. Je ne me serais peut-être pas impliqué autant de façon bénévole dans le projet si cette cause ne m’avait pas interpellé de manière personnelle. La sphère publique c’est bien, mais une abstraction ne mobilise pas les foules.

Quelques mois plus tard, une manifestation est venue perturber les assises sur la gentrification, une grande journée de concertation organisée par les politiciens municipaux sur le phénomène. Des manifestants se sont infiltrés dans la salle de réunion et certains ont été interpellés par la police. Lors de mes recherches, j’ai constaté que mon article avait été partagé et très commenté sur la page Facebook du groupe militant ayant organisé cette manifestation. Mon travail n’a bien sûr pas provoqué des manifestations, mais il a certainement jeté de l’huile sur le feu de la contestation.

À quel point un travail bénévole peut-il venir perturber ou enrichir la sphère publique ? Peut-on vraiment se donner bénévolement pour la grande cause, ici le débat public, sans aucune motivation personnelle ? Ces questions me tiraillent, et je les dépose ici sans prétendre y répondre.

Crédit photo: Simon Mauvieux

Quelques références pour aller plus loin:

Aubert, A. (2009). Le paradoxe du journalisme participatif. Terrains & travaux, (1), 171-190.

Borde, T. (2012). Médias citoyens: un enjeu social et démocratique majeur. Sens public.

Campbell, V. (2015). Theorizing citizenship in citizen journalism. Digital Journalism, 3(5), 704-719.

McKnight, D. (1997). Public journalism, citizenship and strategies for change. Culture and Policy, 8(2), 23.

Nip, J. Y. (2006). Exploring the second phase of public journalism. Journalism studies, 7(2), 212-236.

Papacharissi, Z. A. (2010). A private sphere: Democracy in a digital age. Cambridge: Polity.